L’ontophylogenèse : ouverture vers un questionnement sur l'aléa et le subjectif ! 3/3
Les abstractions qui nous représentent ne sont-elles pas signe d’un « tout subjectif » ?
J’utilise ici le terme « subjectif » dans son opposition à « objectif ».
Je commencerai parce que dit Kupiec dans une note de bas de page présente dans la retranscription de la conférence. « D’une manière générale, les mots que nous utilisons ne désignent pas directement les choses du monde mais des abstractions (idées, formations mentales, concepts, etc.) qui reflètent les choses du monde et notre manière de les identifier. Si ce n’était pas le cas, les mots nous donneraient un accès direct à la connaissance. L’enquête scientifique et philosophique serait alors inutile. » (p. 13)
En ce qui concerne les notions d’individus et d’espèces et, finalement, les représentations que nous nous en faisons, voici ce qu’il nous précise. « C’est parce que les espèces sont des abstractions que nous pouvons désigner celles qui n’existent plus. Ce qui évolue réellement sont les populations d’êtres vivants sur lesquelles nous opérons ces abstractions. Plus précisément, au sein de populations, les lignées généalogiques évoluent grâce à un processus que Darwin appelait “la descendance avec modification”. À chaque génération, il y a des variations et certaines parmi elles confèrent un avantage à certains êtres ; de ce fait, les lignées généalogiques auxquelles ils appartiennent se multiplient aux dépens des autres, ce qui modifie la composition des populations. Sur ces populations modifiées, correspondent à ce que nous appelons de nouvelles espèces. Ce qui est réel est le processus de descendance avec modification qui différencie les lignées généalogiques, c’est-à-dire la génération continue des organismes. » (p. 13)
Ce que je trouve intéressant ici c’est la démonstration de l’abstraction que représentent ces notions importantes que sont « individu » et « espèce ». Et n’est-ce pas aussi le cas de biens des notions, voire même des objets qui nous entourent ? N’existe-t-il pas ainsi une grande subjectivité dans notre appréhension, perception et compréhension de ce qui nous entoure et de ce que nous vivons ?
La subjectivité du bien et du mal...
Cela vient faire écho en moi parce que, lorsque j’avais 16-18 ans, je m’étais fait la remarque suivante : les notions de bien et de mal ne seraient-elles pas subjectives ? Pour étayer mon interrogation, j’avais mené la réflexion suivante. Imaginons que nous vivions dans une société dans laquelle le plaisir passe par la douleur. C’est-à-dire passe par le fait de ressentir de la douleur tout comme d’en procurer. Une société dont les fondements relationnels et de plaisir seraient donc quelque part sadomasochiste. Ce qui serait joyeux, agréable et source de bonheur, donc considéré comme étant « bien », correspondrait alors à ce qui dans notre société actuelle fait « du mal », rend malheureux. La notion de bonheur, de plaisir, ici ne changerait pas, c’est la cause qui ne serait plus la même. Ces notions de bien ou de mal sont donc totalement subjectives et liées au contexte et à l’environnement dans lequel nous évoluons. Couper la main d’un voleur, lapider une femme adultère est pour nous intolérables et monstrueux, par contre, pour des musulmans convaincus du bien fondé de la charia, ce sont des actes normaux et, sans doute, bénéfique.
Chaque sens donné à un concept pourrait-il représenter une abstraction ?
Quand je suis entrée en master recherche en Sciences de l’Éducation, il y a environs six ans de cela, on nous a bien fait comprendre qu’il nous était nécessaire de connaître les différents sens donnés aux concepts que nous utilisions. C’est-à-dire ceux des différents champs dans lesquels ils étaient utilisés. Nous pouvons d’ailleurs retrouver cette pluralité de sens dans différents dictionnaires qui définissent les mots en fonction des champs disciplinaires dans lesquels ils sont utilisés (sociologie, économie, histoire, psychologie, philosophie, etc.). Cette compréhension à différents niveaux est quelque chose d’établi et qui est considéré comme normal. Je n’ai jamais entendu, ni lu, quelqu’un la mettre en cause ou même l’interroger. Ce qui ne veut pas dire que personne ne l’a fait (dans tous ce que je peux connaître et savoir, mes connaissances sont tout de même bien réduites). Cela veut seulement dire que ça n’est pas courant ni mis en avant. Alors, chaque sens donné à ces concepts ne serait-il pas, en soi, une abstraction ? Et en cela, chacun d’entre eux ne deviendrait-il pas subjectif ? Cela ne viendrait-il pas interroger la réalité des choses ou ce que nous percevons comme la réalité ? Existe-t-il d’ailleurs « une réalité » ?
Existe-t-il une réalité ?
Plus le temps avance, plus j’avance en âge, et plus j’ai tendance à penser que non. Lorsque l’on entre dans le fonctionnement neurologique des illusions, il me semble difficile de ne pas s’interroger ainsi. Au niveau de la vision, la recherche en neurologie a permis de constater que le cerveau reconstruisait les perceptions de nos sens à partir de l’environnement perçu mais aussi des connaissances emmagasinées. C’est-à-dire que si nos récepteurs visuels ne perçoivent pas l’intégralité d’une forme, le cerveau la complétera à partir des connaissances qu’il a déjà, en tenant de l’environnement dans laquelle se trouve la forme. Le sens donné à une forme perçu pourra donc s’avérer différent en fonction de la personne qui la regarde, même si ces personnes la regardent dans un même environnement. La différence pourra notamment être d’autant plus grande que la construction et les vécus des individus seront éloignés. Ce processus de reconstruction du cerveau serait initialement nécessaire pour notre survie. Il nous permettrait de rapidement identifier ce qui nous entoure et de comprendre si nous devons fuir ou non.
Ce qui existe pour la vision n’existerait-il pas non plus pour les autres sens ? Il me semble difficile de croire le contraire, même si cela fonctionnera sans doute à des degrés et des intensités moindres. Mais cela n’existerait-il pas non plus pour l’interprétation des interactions auxquels nous pouvons assister ou que nous vivons, et de ce fait pour leur compréhension ? Ce qui pourrait être une des explications des quiproquos et des incompréhensions que nous pouvons vivre régulièrement avec d’autres.
Les chercheurs en neuropsychologie ont aussi mis en évidence que nos souvenirs évoluaient avec le temps. Se déforment-ils avec le temps, s’éloignant de la réalité vécue et perçue ou s’enrichissent-ils des nouvelles connaissances acquises et expériences vécues, prenant un nouveau sens plus proche de la réalité vécue et perçue ? Et entre notre souvenir et celui d’un autre dans lequel il y aura automatiquement des différences même s’ils partent d’une base commune, lequel est dans la réalité ? Les deux, l’un des deux ou aucun des deux ?
Le cerveau et les individus : un fonctionnement par abstraction ?
Se pourrait-il donc que notre cerveau fonctionne par abstraction,
- pour nous permettre de percevoir et de comprendre le monde dans lequel nous vivons,
- pour nous permettre d’interagir avec ce dernier et les individus qui l’habitent,
- pour nous permettre de nous souvenir de ce qui a du sens et nous est « homéostasiement » utile,
- pour nous permettre de nous protéger, de nous adapter et de survivre ?
Vivre l'abstraction ! Est-ce envisageable ?
Dans Devenir auteur de sa vie, à un moment donné j’ai fait référence à quelques phrases qui m’accompagnent depuis mes 16-20 ans et qui ont participé à ma construction et ma constitution. En voici une : « Je ne suis qu’un peut-être. »
Nous écrivons, nous discutons, nous échangeons, nous prenons positions, nous contestons, nous nous révoltons parfois, nous expliquons nos fonctionnements à partir de protocoles de recherches précis, nous remettons parfois nos connaissances en cause, nous interrogeons ce que nous sommes et ce que nous faisons tout comme ce que sont les autres et ce qu’ils font, etc. Nous faisons tout cela :
- à partir d’un fonctionnement biologique en parti régi par du hasard et de l’aléatoire,
- à partir d’abstractions à partir desquels nous donnons du sens au monde et à notre vie,
- à partir de la connaissance que nous avons emmagasinée (quelle qu’en soit la source),
- à partir de notre unicité étant donné qu’un individu (quelle que soit son espèce) n’est jamais identique, tout comme une cellule n’est jamais totalement identique à une autre.
Vivre sans avoir conscience de tout cela, est-ce source de bon fonctionnement interne ou de dysfonctionnement ? Cela favorise-t-il notre homéostasie[1] ou la défavorise-t-il ?
Je pense qu’un certain nombre d’entre vous, voire peut-être la majorité, sera d’accord pour dire « qu’il n’existe pas une réalité ». Mais la conclusion à laquelle tout cela m’amène va plus loin. La réalité des uns n’étant finalement pas complètement la réalité des autres, j’exprimerai l’aboutissement de cette interrogation ainsi :
« La réalité », serait-ce donc qu’il n’existe finalement pas de réalité ?
Les humains peuvent-ils vivre cette interrogation ? Est-il possible de vivre en prenant en compte le fait que le réel n’existe pas ? C’est-à-dire en étant conscient d’être des abstractions qui vivent au travers d’abstractions dans un monde subjectif ?
Enseigner à vivre ainsi, à percevoir la vie et le monde ainsi, tout comme de vivre ainsi, cela serait-il susceptible de nous rendre fous ou au contraire plus sains car, peut-être, moins dysfonctionnant ?
[1] « Stabilisation, chez les organismes vivants, des différentes constantes physiologiques. » Le Grand Robert
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