« La dette » de Stefan Zweig, une histoire de don et de contre-don…
« La dette » est une merveilleuse nouvelle de Stefan Zweig. Avant de vous en parler en clé de don, laissez-moi donc vous résumer ce récit.
Une Dame, grand-mère de son état, part se reposer dans un village retiré du Tyrol après une période familialement chargée. Lors de son premier dîner dans l’auberge dans laquelle elle est descendue, tandis que dans un ravissement elle prend contact avec les habitués de l’auberge, un homme d’environs soixante-cinq ans, dont l’accoutrement marque une certaine déchéance, entre. Le pas lourd et la moitié du visage tordu d’une attaque d’apoplexie, il parle fort, cherche le contact, cherche à être entendu, mais tout le monde l’évite et l’ignore. Ça la peine et l’intrigue, cependant, souhaitant conserver sa propre tranquillité, elle l’observe au dérobé, pour ne pas l’attirer. Curieuse, par l’aubergiste elle découvre qu’il vient tous les soirs boire une bière qu’il lui offre par pitié, que personne ne croit qu’il a été acteur comme il le prétend, qu’il est dédaigné, moqué, humilié, et, surtout, elle apprend son nom.
Là, surprise !
Elle reconnaît ce dernier, qui il est et comprend soudainement en quoi l’intonation de sa voix ne la laisse pas indifférente. Subitement la voilà plongée dans son passé, dans ces deux années d’adolescence où, avec Ellen sa meilleure amie, elle a partagé un amour fou pour un jeune premier du théâtre d’Innsbruck, Peter Sturz, cet homme. Cette période où toute leur vie était centrée sur lui, assistant à ses pièces, le suivant, épiant ses faits et gestes, cherchant à tout savoir de lui et de sa vie, observant ce qu’il portait, imitant sa voix lorsqu’elles lisaient des poèmes, sans jamais oser l’approcher comme d’autres le faisaient. Elles l’admiraient, l’idolâtraient.
Un souvenir enfoui, occulté tel un secret honteux lui revient alors. Son amie, dans un grand désespoir, avait dû quitter Innsbruck, suivant ses parents. Quelque temps plus tard, Peter Sturz est congédié du théâtre et s’apprête à quitter la ville après une dernière représentation. Elle est seule, dans tous ses émois, plus personne avec qui partager cela. Devant son état dont ils ne connaissent pas la cause, ses parents lui interdisent de sortir et d’assister à cette dernière représentation. Elle est bouleversée, désespérée. Maudissant ses parents, ne sachant plus que faire, elle décide de braver l’interdiction et se précipite chez Peter Sturz, frappe à sa porte, réussi à se faire inviter à l’intérieur et lui dit qu’il ne peut partir, qu’elle ne peut vivre sans lui, allant jusqu’à se serrer contre lui. D’abord flatté, il accueille son élan, puis, lui dit qu’il ne peut rester, et fait venir sa domestique. Devant celle-ci, il remercie cette jeune fille, qu’il ne connaît pas, d’être venue « lui transmettre les amitiés de son école à l’occasion de son départ » et demande à sa domestique de la raccompagner.
À ce souvenir refoulé qui remonte, elle réalise alors, avec l’âge et l’expérience, l’immense cadeau qu’il lui fit ce jour-là. Elle était à sa merci, il aurait pu profiter de son jeune âge, abuser d’elle. Avec ses seize ans, sans expérience de la vie, bouleversée et amoureuse comme elle l’était, elle aurait fait tout ce qu’il lui aurait demandé. Au lieu de cela, en demandant à sa domestique de la raccompagner à la porte après l’avoir remercié, il lui a évité de sortir « seule, furtivement, de chez l’acteur renommé », protégeant ainsi sa réputation. Innsbruck est une petite ville où elle était connue. Là, dans cet instant, elle prend conscience de tout cela et regarde avec une grande reconnaissance ce vieil ivrogne usé par la vie, cet acteur oublié que personne ne croit. Ici il était Peter Sturzentaler, accueilli dans l’asile de ce village où son père avait été bûcheron.
Elle décide alors de « le protéger un peu de la torture née du mépris qu’il vivait », de lui redonner sa dignité et une part de son existence passée, de lui rendre ce qu’elle avait reçu des années auparavant. « Elle l’aidait au terme de son existence comme il l’avait aidé au commencement de la sienne. »
Devant tous, se masquant derrière son mari à qui elle attribua ses propres souvenirs, elle l’aborda sous son nom d’acteur, Peter Sturz, embellissant même son passé en le posant comme acteur de la cour, ce qu’il n’avait jamais été. Le regard de Peter s’illumina, se mouilla ; le bonheur d’être reconnu le redressa. Les habitués de l’auberge, dont certains dignitaires du village, le regardèrent différemment, une déférence s’installant. D’inconnu rejeté et moqué, il était devenu, par la magie, de cette reconnaissance donnée, un personnage qui, autre part, avait compté et que le village dorénavant soutiendrait et aiderait.
Le lendemain de son arrivée, afin d’éviter toute possibilité qu’il la reconnaisse, elle quitte l’auberge et rentre chez elle. Son mari fut tout étonné de la voir revenir dix jours plus tôt, pleine d’allégresse et totalement reposée. « Rien de tel pour se porter bien que d’être heureux et il n’existe pas de plus grand bonheur que de rendre heureux un autre être » se dit-elle.
Ce récit, elle le raconte dans une lettre à son amie d’enfance. À l’époque de son départ, elle lui avait promis de lui raconter tout ce qui toucherait Peter Sturz, ce qu’elle avait fait, excepté cette rencontre. Elle n’en avait jamais parlé à quiconque. Par le récit de ce nouvel épisode des années après et en lui révélant cette réalité passée, elle respectait définitivement son engagement, « s’acquittant de sa seconde dette ».
Ce récit illustre d’une très jolie manière la complexité du don, la place qu’il peut prendre dans la vie, ce qu’il peut apporter comme enlever dans son aspect vertueux.
Pour rappel, donner oblige à recevoir, qui oblige à redonner (le contre-don), mais sans limitation dans le temps, ni définition de l’objet qui sera redonné, avec la possibilité que celui qui redonnera ne soit pas celui qui aura reçu. Si le contre-don en tant qu’objet et délai de retour était entièrement défini dès le don réalisé, nous ne serions pas dans du don, ce serait du troc.
Nous donnons souvent sans en avoir conscience
Cette Dame, dont Stefan Zweig ne nous dit jamais le nom, découvre donc un don inestimable qu’elle a reçu des années plus tôt sans le savoir. À l’époque adolescente, sans expérience de la vie, elle n’était pas en âge de le voir et d’en prendre conscience. Nous voilà face à une première particularité du don. Les acteurs, que ce soit celui qui donne comme celui qui reçoit, peuvent ne pas avoir conscience d’être dans un processus et un acte de don. C’est d’ailleurs ce que nous vivons régulièrement, donnant, recevant, redonnant, recevant, redonnant, etc., sans en avoir réellement conscience, sans nous en rendre compte, cela fait simplement partie des relations sociales quotidiennes. Ainsi, le contre-don a généralement lieu dans une temporalité proche qui participe à la qualité de la relation, mais l’occasion peut se présenter des années plus tard comme c’est le cas dans notre histoire.
Lorsque le don est sainement présent, la relation est souvent bonne et positive. Lorsque l’un des acteurs ne joue pas le jeu, prenant plus qu’il ne reçoit, gardant plus qu’il ne redonne, la relation ne peut être juste. Elle est obligatoirement négative pour celui qui y perd, même s’il ne s’en rend pas compte, ou que cela le satisfait pris qu’il est dans ses manques ou ses névroses. Une relation de don juste est généralement gagnant-gagnant, même si un décalage existe. Ce gagnant-gagnant ne veut pas dire égalité entre don et contre-don, ne vous y trompez pas, il y a toujours dissymétrie.
Quand il y a don, il y a toujours dette, mais « symbolique »
En découvrant avec surprise ce don qu’elle a reçu et surtout la charge qui l’habite, elle se sent doublement en « dette », d’une part vis-à-vis de lui, mais aussi d’Elen, son amie, à qui elle n’avait pas raconté cet épisode du passé. Le titre de cette nouvelle prend alors tout son sens. Pleine de reconnaissance envers cet homme qu’elle avait follement aimé, pour éponger cette dette, elle ne voit qu’une solution : lui donner à son tour, autant si ce n’est plus qu’elle n’a reçu. En effet, elle se sent dans l’obligation de lui rendre, qui est redonner, afin de s’en acquitter. Et d’un autre côté elle est prise d’un certain remords, celui de n’avoir pas complètement donné ce qu’elle avait promis à son amie, elle se sent ainsi aussi en dette vis-à-vis d’elle. Alors, qu’une chose à faire, enfin lui rendre en lui racontant tout, cette nouvelle rencontre et la première.
Une autre réalité du don nous est ici offerte : la notion de dette en est un élément incontournable. Accepté en le recevant un don que l’on nous fait, c’est avoir une dette symbolique envers le donateur ; nous nous retrouvons dans l’obligation de rendre un jour au nom de la relation existante, afin de la maintenir. Si vous plongez dans votre propre existence, vous remarquerez que lorsque vous donnez souvent à une personne qui le fait rarement avec vous (quand ce n’est pas jamais), il arrive souvent un moment où vous arrêtez, mettant alors parfois à mal la relation.
Dans le don, il y a toujours une attente et un intérêt
Lorsqu’en entrant dans l’auberge, Peter Furtz fait du bruit, se fait remarquer, qu’il parle fort et raconte un épisode de sa journée pour qu’on lui réponde, il est dans une demande, celle d’entrer en relation, d’être pris en compte, d’exister. Cette demande est une demande de don comme nous en croisons souvent dans notre existence sans nous en rendre compte, une demande de don qui provoque inévitablement une attente. En agissant ainsi, dans son espoir, il attend de voir les personnes présentes s’intéresser à lui, l’écouter, lui répondre, qu’elle lui donne de l’attention, de l’intérêt, de leur parole, de leur temps. Cette attente n’est pas volontaire et encore moins calculée, elle s’inscrit dans les manques de Peter Furtz, dans ses éventuelles névroses. Nous voici devant une autre spécificité du don, il existe toujours une attente, souvent inconsciente, dans tout geste de don, même ceux qui nous semblent généralement gratuits. Elle s’appuie sur nos vécus, notre histoire, notre héritage familial et socioculturel. Le paradoxe qui souvent dérange lorsque j’en parle, c’est qu’il y a ainsi toujours un intérêt intérieur, alors que très souvent l’acte de don en soi n’est pas intéressé. Cela ne veut pas dire pour autant que tout don est désintéressé, il peut y en avoir qui le sont, devenant souvent manipulateur, mais là nous sommes dans un processus malsain de don où le don est empoisonné, mais ce n’est pas le propos de cette histoire, je ne m’attarderai donc pas dessus.
Cela n’est pas toujours facile à entendre et comprendre dans notre société où le don est vu comme gratuit et la notion d’intérêt toujours associée à l’abus possible sur l’autre.
Vous pourriez me dire maintenant : « mais qu’elle est son intérêt à elle, qu’attend-elle dans son contre-don ? » Son attente est de « le protéger un peu de la torture née du mépris qu’il vivait » et de « l’aider au terme de son existence comme il l’avait aidé au commencement de la sienne. » En le reconnaissant en tant qu’acteur devant les habitués de l’auberge, elle le fait exister de nouveau et lui donne une valeur nouvelle aux yeux des autres. Elle lui donne à hauteur de ce qu’il lui avait donné, même si, alors, dans la passion dans laquelle elle était, ce n’était pas ce qu’elle attendait de lui, ce qu’elle lui avait demandé.
Ce que l’on attend n’est pas obligatoirement ce que l’on reçoit
Lorsque l’on est en demande, il se peut comme c’est arrivé dans cette histoire que l’on ne nous donne pas ce que l’on attendait, ce que l’on avait demandé. Parfois, c’est pour notre bien, comme Peter Furtz l’a fait, parfois c’est par indifférence de notre personne ou pour notre mal. Tout dépend de la relation en cours et de l’intérêt (intéressé ou non), de l’autre.
La reconnaissance, un « don » merveilleux qui fait exister…
Cette reconnaissance dont je viens de parler est un objet qui se donne. Tous autant que nous sommes nous avons besoin de reconnaissance pour exister. Sans elle, ce que nous pouvons faire, vivre et même parfois être est comme transparent, ça n’existe pas. La reconnaissance c’est le regard de l’autre qui nous dit je t’ai vu tel que tu es, j’ai vu ce que tu as fait et le reconnaît comme réel, je sais l’état dans lequel tu es et l’entends, etc. C’est un acte extrêmement fort et essentiel pour la réalisation et l’existence de tout individu. Cela démarre dès nos premiers jours, lorsque la mère d’abord, puis le père reconnaissent l’enfant qui vient de naître. Lorsque cela n’arrive pas, ça inscrit généralement dans le nourrisson des traces qui le suivront toute sa vie, ça pourra créer des manques et des besoins, amplifiant alors éventuellement celui d’être reconnu. Lorsqu’il est sincèrement fait, dans la conviction, c’est un extraordinaire cadeau, un merveilleux don qui est fait. Je suis sûr que ça vous est arrivé un jour de le vivre, dans un sens ou dans un autre. Replongez-vous donc dans ce que vous avez ressenti alors pour revivre la force de ce don. Il apporte énormément à celui qui le reçoit, pouvant l’amener à changer, à se révéler. C’est un des éléments du film « Les héritiers » où la reconnaissance des capacités de jeunes abandonnés par le système les amène à passer leur bac avec succès. Il apporte aussi beaucoup à celui qui donne, cela crée du plaisir.
Le self-contredon, cette satisfaction que l’on se redonne.
Ce plaisir dont je viens de parler est ce que j’ai appelé dans le cadre de mon travail de recherche sur le don le « Self-contredon ». C’est-à-dire ce contre-don que l’on se fait à soi-même. C’est une autre spécificité du processus du don, celui de pouvoir, dans certains cas, provoquer un contre-don intérieur que l’on se fait. Il passe par la sécrétion de dopamine provoquée par le plaisir que nous procure l’effet du don que l’on a fait. Reconnaître sincèrement une personne qui en manque profondément illumine souvent son regard, le fait vibrer. C’est une énorme source de satisfaction. Dans ce cas précis, nos neurones miroirs, en cet instant, entrent peut-être à l’unisson, favorisant ce plaisir ressenti.
Ce self-contredon est ce qui est redonné lorsque l’on donne à un sans-abri ou pour une œuvre caritative ou une cause. Il est évident que ces donataires n’auront pas l’occasion de nous redonner ; dans ces situations où le don apparaît comme gratuit, nous nous redonnons inconsciemment. Le moment d’attente est fugace, il dure le temps d’un instant, celui qui s’installe entre le moment où l’on décide d’agir et celui où on le fait, provoquant alors notre autosatisfaction neuronale, cette explosion d’hormone intérieure.
Le contre-don est intemporel, il peut arriver bien des années plus tard
Ces dettes, cette Dame n’avait pas conscience de les avoir, mais cette rencontre dans cette auberge les a révélés. Même des années plus tard, même si les bénéficiaires n’en avaient pas non plus conscience, elle se devait donc de la régler en redonnant. Il n’y a pas de délai, pas de date de péremption dans un processus de don, le retour peut se présenter à tout moment et de bien des manières différentes, il peut même revenir par une tierce personne ou être fait à une autre personne que le donateur (voir l’article décrivant les boucles du don). Cette intemporalité est aussi une des spécificités du processus du don aussi appelé « échange symbolique ».